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Regards d'Art: Saul Leiter, la poésie du presque invisible

  • Photo du rédacteur: Clément ANDRZEJEWSKI
    Clément ANDRZEJEWSKI
  • 5 nov.
  • 3 min de lecture
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Il y a des photographes qui ont bâti leur influence en criant fort. Et puis il y a ceux qui ont tranquillement changé la manière de voir, en silence, presque par effleurement. Saul Leiter fait partie de ces artisans du regard discret. Ceux qui fabriquent une poésie de l’ordinaire sans chercher à impressionner, sans lever la voix, sans chercher à démontrer quoi que ce soit.


Avant que les réseaux ne saturent le monde de couleurs éclatantes, Saul Leiter avait déjà trouvé autre chose : la couleur comme émotion.

Pas comme outil marketing.

Pas comme effet spectaculaire.

Comme une nuance fragile qui flotte entre deux respirations.


On est à New York, années 50, 60, sous la pluie, dans la buée, dans les vitrines qui brouillent les silhouettes. La photographie devient un voile, pas un écran. Une suggestion. Pas une preuve.

Son œuvre, on peut l’approcher par la série “Through Glass”, par “Winter Rain” ou par ses scènes de rue derrière pare-brises et vitres d’épiceries. Ce sont des petits morceaux de monde, comme volés, filtrés, retenus. Des parcelles de réel imparfait. S’il y a du flou, ce n’est pas par faiblesse technique : c’est par choix philosophique. L’obscur, le caché, l’entrevu — deviennent le sujet même.

Leiter a rejoint la New York School, mais il en était presque un contre-pied. Là où d’autres traquaient l’instant décisif, lui glissait vers l’instant plutôt sensitif. Lui ne cherche pas “le moment clef” ; il cherche “le moment flottant”. Ce moment qu’on ne peut saisir que si l’on laisse la réalité respirer. Ce qui est flou chez lui n’est pas pour cacher. C’est pour révéler autrement.


Et c’est précisément là que sa photographie touche encore aujourd’hui. Nous sommes en 2025 dans une hyper-visibilité permanente. Tout est net. Tout est explicite. Tout doit prouver. Tout doit convaincre. Dans ce contexte saturé, Saul Leiter est presque un choc esthétique : il redonne le droit de ne pas tout voir. Il nous offre une permission rare : la permission de n’en savoir qu’un peu, et d’en ressentir davantage.

Ce flou… c’est un espace mental.


Et c’est là que je trouve un pont très intime avec la pratique de portraitiste que je souhaite atteindre. Quand je photographie, je ne cherche pas l’image “pure démonstration technique”. Je cherche l’image qui respire. L’image où la personne n’est pas écrasée par le dispositif, ni par l’attente de performance. La technique doit être maîtrisée pour devenir un outil à la création, elle n'a pas besoin d'être ostentatoire. Je cherche cet espace intermédiaire, où l’émotion n’est pas une injonction, mais une émergence.

Saul Leiter, d’une certaine manière, rappelle qu’on peut dire beaucoup avec très peu, qu’on peut faire exister un visage, un geste, un moment, même si tout n’est pas parfaitement net, maîtrisé, éclairé. Qu’un portrait peut être sincère précisément parce qu’il laisse du mystère.

Il y a une immense humilité chez lui. Lui qui a peint avant de photographier — il n’a jamais cherché à être une star. Il n’a jamais cherché à écraser par l’effet. Sa photographie n’est pas théâtrale : elle est presque murmurée. Et cela oblige à ralentir, à écouter l’image au lieu de la consommer. À se laisser toucher non par “un sujet spectaculaire”, mais par une atmosphère, une couleur, une présence un peu cachée.

Finalement, l’œuvre de Saul Leiter nous apprend ceci : la beauté existe souvent à la périphérie de ce que l’on regarde. Elle se niche dans ce qu’on ne remarque pas. Dans la pluie sur une vitre. Dans un manteau rouge derrière un taxi. Dans un reflet de boutique. Dans ce minuscule détail qu’on aurait pu laisser filer.

Et si nous réapprenions à regarder ainsi ? Pas pour mieux analyser. Mais pour mieux sentir.

Peut-être que photographier, ce n’est pas rendre le monde plus net. Peut-être que c’est accepter qu’il restera toujours un peu flou — et que c’est précisément là que la poésie se glisse.

© Saul Leiter Foundation — source : https://saulleiterfoundation.org

 
 
 

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